La pianiste Alexandra Dariescu prend la plume pour partager ses réflexions sur l’envoûtante Fantaisie variée — et sur la grande dame derrière cette pièce : Nadia Boulanger.

Fantaisie variée · Nadia Boulanger

Alexandra Dariescu

Dans ma quête passionnante pour proposer saison autant de concertos composés par des femmes que par des hommes, j'ai découvert un véritable bijou : Fantaisie variée de Nadia Boulanger. Dès la première lecture, j’ai été saisie — par son énergie vive, ses harmonies audacieuses et son authenticité.

Pour comprendre l’importance de cette œuvre, il faut remonter au Paris du début du XXe siècle — un épicentre culturel brouillonnant où se croisaient Hemingway, Stravinsky, Picasso, ou encore Diaghilev et ses Ballets russes. C’est sur cette toile de fond de créativité qu’émerge Nadia Boulanger, une figure majeure qui allait transformer à jamais le paysage musical. Dans un monde entièrement dominé par les hommes, elle ouvre la voie pour devenir l’une des pédagogues les plus respectées de l’histoire de la musique, incarnant intégrité et excellence. La liste de ses élèves en dit long sur son influence et son héritage : Aaron Copland, Daniel Barenboim, Quincy Jones, Philip Glass, Elliott Carter, Dinu Lipatti — et même Joe Raposo, compositeur de la musique de Sesame Street.

Nadia Boulanger fut la première femme à diriger le New York Philharmonic, le Boston Symphony Orchestra et le BBC Symphony Orchestra. Elle le fit avec clarté, grâce et autorité. Une anecdote célèbre raconte qu’à son premier concert à New York, le premier violon exprima des réserves. Elle désamorça calmement la tension d’une seule phrase : « Messieurs, concentrons-nous sur la musique. C’est pour cela que nous sommes ici. »

Son éthique de travail était légendaire. Elle commençait sa journée par la messe, répondait à sa correspondance avant huit heures du matin, puis donnait cours jusqu’au soir. Ses exigences étaient élevées, toujours portées par une quête de vérité musicale. Copland disait : « Mme Boulanger ne me laissait jamais faire la moindre erreur. » Le jeune Barenboim se souvenait d’avoir dû transposer une fugue de Bach sur le champ — car selon elle, seule une telle rigueur permettait de vraiment comprendre la musique. Stravinsky admirait son oreille infaillible, et Quincy Jones retenait surtout cette leçon marquante : « Pour atteindre une liberté totale, il faut s’imposer des limites. Définissez le cadre, et la liberté naît à l’intérieur. »

Fantaisie variée fut composée en 1912 et créée un an plus tard, avec Boulanger elle-même à la direction et son professeur et ami Raoul Pugno au piano. C’est une œuvre puissante et imaginative. On y entend des influences de Fauré, Franck, avec une touche de Stravinsky — mais la voix qui s’exprime est indéniablement la sienne. C’est une pièce captivante à jouer comme à écouter : poétique, dramatique, pleine d’élan.

J’ai eu le privilège de présenter ce concerto à travers le monde, avec des premières en Norvège avec l’Oslo Philharmonic, au Royaume-Uni avec le BBC Symphony Orchestra, ainsi qu’en Allemagne, en Pologne, en Roumanie — et enfin une première très attendue aux États-Unis avec le Houston Symphony, plus de cent ans après sa composition. Partout, le public comme les musiciens ont réagi avec un enthousiasme immense — preuve que cette musique résonne toujours avec force aujourd’hui.

Alors que je me prépare à interpréter Fantaisie variée avec le Brussels Philharmonic et Kazushi Ono pour l’ouverture de saison — et à faire mes débuts avec ce merveilleux orchestre ! — j’espère que cela marquera une nouvelle avancée vers ce que Nadia Boulanger, et tant d’autres compositrices talentueuses mais trop peu mises en lumière, méritent pleinement : une place juste et durable sur nos scènes.

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