Qu’y a-t-il au-delà de notre horizon cosmique qui a engendré la chaleur primordiale éblouissante ? Qu’est-ce qui a allumé le feu ? Comment notre univers est-il né ? Ces questions profondes et sans réponse sont à la base d’une grande partie des travaux que j’ai menés avec Stephen Hawking. - Thomas Hertog

Qu’y a-t-il au-delà de notre horizon cosmique qui a engendré la chaleur primordiale éblouissante ? Qu’est-ce qui a allumé le feu ? Comment notre univers est-il né ? Ces questions profondes et sans réponse sont à la base d’une grande partie des travaux que j’ai menés avec Stephen Hawking. On dirait d’ailleurs que nous sommes ici entre pairs puisque dans son œuvre The Unanswered Question, que nous allons écouter, Charles Ives pose lui aussi ces éternelles questions existentielles.
Je voudrais souligner qu’avant Einstein, ces questions n’ont jamais été traitées comme des thématiques scientifiques. Elles se sont cristallisées au cours du 20e siècle, une fois qu’Einstein a considéré le temps, l’espace et le cosmos en tant que tout comme des concepts physiques et les a intégrés dans les sciences.

Vous vous demandez peut-être pourquoi Einstein n’a pas fourni de réponse – après tout, il était vraiment très intelligent. Eh bien, je dirais que la théorie de la relativité d’Einstein peut nous emmener un peu au-delà de notre horizon cosmique, mais pas beaucoup plus loin. Pourquoi ? Parce qu’au-delà de cet horizon, il y a le big bang, le commencement de notre monde, où le tissu fondamental de l’espace-temps est enfermé dans une spirale destructrice et cesse d’avoir une signification. Dans un sens, on pourrait dire que « le début du monde s’est produit un peu avant le début de l’espace et du temps ». C’est toutefois une mauvaise nouvelle pour Einstein, puisque sans notion sensée de l’espace et du temps, il n’a pas de théorie. Autrement dit, la théorie d’Einstein a cette particularité tout à fait remarquable de prédire son propre effondrement, dans un big bang à l’origine du temps qui reste lui-même enveloppé de mystère.

Au moment du big bang, l’immense cosmos fusionne en quelque sorte avec le micro-univers des particules et des atomes ; la relativité d’Einstein se heurte à la théorie quantique du monde microscopique. Le big bang est, à de nombreux égards, le laboratoire quantique suprême. En fait, nous croyons aujourd’hui que ces infimes lueurs dans la rémanence du big bang, les germes de vous et de moi, proviennent de l’incertitude quantique à l’origine de notre univers. Stephen Hawking et moi-même avons découvert que notre univers tout entier porte des traces du flou quantique à son origine. Des univers très différents sont nés du même commencement et le cosmos les englobe tous. Le multivers est une conséquence inévitable de nos origines quantiques.

Cependant, ces univers ne sont pas tous habitables. Le nôtre semble même très particulier à cet égard : par exemple, les variations de température étaient parfaites pour rendre possible la formation, sur plusieurs millions d’années, de galaxies, d’étoiles et de planètes, ce qui a créé un habitat stable où la vie a pu apparaître.
(Plus grand versus plus petit). Notre univers se prête mystérieusement au développement de la vie et offre un cadre habitable fragile. Cela met en avant une réalité très profonde : nous sommes connectés au cosmos – non pas d’une manière banale mais de façon absolue. Nous avons évolué en même temps que l’univers. Le cosmos nous parle donc de nous, de qui nous sommes. Ou, pour reprendre la formule de Carl Sagan : « Si vous voulez faire une tarte aux pommes à partir de rien, il vous faudra d’abord créer l’univers ».

Cette réflexion fait écho à l’une des plus grandes révélations de l’ère spatiale : cette dernière a amené l’humanité à s’examiner différemment, sous une autre perspective. Nous pensions en effet aller dans l’espace, mais quand l’équipage d’Apollo a fait tourner l’appareil pour photographier la Terre, nous avons pris conscience que nous nous trouvions déjà dans l’espace. Quand nous observons la Terre de l’espace, nous nous voyons comme un tout ; nous percevons l’unité et non nos divisions : une planète, une race humaine, un point bleu dans un cosmos très spécial. Le pendule de Copernic a-t-il oscillé trop fort ? Pouvons-nous faire de ce sentiment d’appartenance un atout pour l’humanité lorsque nous prendrons en mains la destinée de notre planète dans les décennies à venir ? Comprendre l’ordre de l’univers et comprendre son dessein sont deux choses différentes, mais pas très éloignées l’une de l’autre.

La remarquable habitabilité de notre univers met toutefois l’accent sur une autre question, posée un jour par le chercheur Enrico Fermi, lauréat du prix Nobel de physique. Une question très simple, mais éloquente : « Où est tout le monde ? » Par « tout le monde », il voulait dire « les extraterrestres ». Son idée était la suivante : puisque l’univers est tellement ancien et tellement vaste – il y a près de 500 milliards d’étoiles rien que dans la Voie lactée et beaucoup d’entre elles ont leur propre système planétaire –, il devrait grouiller de vie et, entre autres, d’espèces extraterrestres suffisamment avancées pour avoir visité la Terre à l’un ou l’autre moment de notre histoire, sauf à penser que notre planète est étonnamment spéciale. Fermi s’est donc demandé : « Où sont-ils ? ». Ou bien sommes-nous vraiment seuls ?

On dit souvent que la science tourne autour du savoir et de la connaissance. Il ne vous aura sans doute pas échappé que je ne suis pas d’accord avec cette affirmation. La pensée scientifique est tout autant liée à ce que l’on ne sait pas. C’est une quête inlassable qui cherche à donner des conceptualisations plus profondes et plus riches de l’univers, d’Anaximandre à Einstein, en reconnaissant et en affinant notre ignorance. Dans cette optique, il faut souligner que Charles Ives aborde l’essence même de la recherche scientifique dans son œuvre The Unanswered Question.

Charles Ives était en réalité un contemporain d’Albert Einstein. Né dans le Connecticut, il est reconnu comme l’un des compositeurs américains les plus originaux et était admiré de compositeurs comme Arnold Schonberg. Si son travail n’a guère suscité d’intérêt de son vivant, des compositions telles que The Unanswered Question ont ensuite recueilli des critiques élogieuses – cette œuvre figure aujourd’hui parmi les plus belles jamais créées par un artiste américain. Ma citation préférée de Charles Ives est cette phrase qu’il a un jour lancée à un musicien : « N’essayez pas d’enjoliver les choses ! Toutes les fausses notes sont justes. »

Tout au long de The Unanswered Question, les cordes évoquent une impression d’intemporalité inquiétante. La trompette solo pose « la question » à plusieurs reprises – sept fois en tout, je pense – mais les cordes n’accélèrent jamais le tempo et ne sont jamais troublées par « la Question ». « Ceux qui répondent » sont les bois, dont les motifs deviennent toujours plus agités et frustrés. Un abîme infranchissable semble séparer la question et la réponse. Enfin, la trompette pose la question une dernière fois. Seul le silence lui répond. Ives exprime ainsi un constat philosophique : dans l’immensité de la création, une question fait plus de bruit qu’une réponse. En tant que scientifique et cosmologue, je ne peux qu’être d’accord.

Je vous invite dès lors à savourer la profondeur et la puissance de l’ignorance ou d’une question sans réponse. Rappelez-vous cependant que cet univers ne pourrait guère être qualifié comme tel s’il n’accueillait aussi les êtres qui vous sont chers.

- Thomas Hertog

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